En l’an 111, Pline le jeune, gouverneur de Bithynie, sur les bords de la Mer Noire, revenait d’une inspection de sa riche et peuplée province lorsqu’un incendie dévasta la capitale, Nicomédie. Beaucoup auraient pu être sauvés s’il y avait eu des pompiers.
Pline s’adresse alors à l’Empereur Trajan (98-117) : « C'est à vous, seigneur, à examiner s'il serait bon d'y établir une communauté de cent cinquante hommes (fabri) ; j'aurai soin que l'on n'en reçoive point qui ne soit de la qualité nécessaire et que l'on n'abuse point de cette institution; et il ne sera pas en effet difficile de contenir un aussi petit nombre ».
Trajan lui répond en rejetant cette initiative : « N'oublions pas que cette province, et principalement les villes, ont été fort troublées par ces sortes de communautés. Quelque nom que nous leur donnions, quelque raison que nous ayons de former un corps de plusieurs personnes, il se fera des assemblées, quelque courtes qu'elles soient. Il est donc plus à propos de se munir de tout ce qui est nécessaire pour éteindre le feu, d'avertir les maîtres de maison d'y prendre soigneusement garde, et de se servir des premiers qui se présenteront, quand le besoin le demandera » (Livre 10, Lettres 42-43).
La crainte des “hétairies” [nom grec donné aux “associations” (1)] l’emporta ainsi sur celle des incendies. Le phénomène était ancien. Les associations, de quelque nature qu’elles soient, qui se transformaient en groupes politiques avaient conduit César Auguste à interdire toute forme d’association en l’an 7 avant Jésus-Christ (2) : « Quiconque établit une association, sans autorisation spéciale, est passible des mêmes peines que ceux qui attaquent à main armée les lieux publics et les temples ».
Cette loi était toujours en vigueur, mais les associations se développaient toujours : des bateliers de la Seine aux médecins d'Avenches, des marchands de vin de Lyon aux trompettistes de Lamesi, tous défendaient leurs intérêts en faisant pression sur les pouvoirs publics.
Pline ne tarda pas à appliquer l’interdiction des hétairies à un cas particulier qui lui fut présenté à l'automne 112. Les chrétiens étaient nombreux en Bithynie. Il s’agissait « d’un très grand nombre de personnes de tout âge, de tout ordre, de tout sexe (...). Ce mal contagieux n'a pas seulement infecté les villes, il a gagné les villages et les campagnes », écrit-il à l'Empereur.
Il continue en disant avoir reçu des plaintes de fabricants d'amulettes religieuses, gênés par les chrétiens qui prêchaient l’inutilité de ces bibelots. Il avait institué une sorte de procédure pour bien établir les faits, et il avait découvert que les chrétiens « à un jour marqué, s'assemblaient avant le lever du soleil, et chantaient tour à tour des vers à la louange de Christ, comme s'il eût été dieu ; qu'ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, ni d'adultère ; à ne point manquer à leur promesse ; à ne point nier un dépôt : qu'après cela ils avaient coutume de se séparer, et ensuite de se rassembler pour manger en commun des mets innocents ».
Les chrétiens n'avaient pas abandonné ces réunions, même après l'édit du gouverneur qui insistait sur l'interdiction des hétairies.
Poursuivant sa lettre (10, 97), Pline rapporte à l’Empereur qu’il ne voit en toutes ces choses rien de mauvais. Cependant, le refus d’offrir de l’encens et du vin aux statues de l’Empereur lui semble un acte de raillerie sacrilège. Il parle de l’obstination de ces chrétiens comme d’un « entêtement de folie ».
Il résulte clairement de cette lettre que les accusations absurdes d’infanticide rituel et d’inceste ont cessé. Il reste celles du « refus d'adorer l'empereur » (et donc de crime de lèse-majesté), et de constitution d’hétairies. L'Empereur répondit :
« Il n'est pas possible d'établir une forme certaine et générale dans cette sorte d'affaires (...) : s'ils sont accusés et convaincus, il les faut punir. Si pourtant l'accusé nie qu'il soit chrétien, et qu'il le prouve par sa conduite, je veux dire en invoquant les dieux, il faut pardonner à son repentir, de quelque soupçon qu'il ait été auparavant chargé » (Lettre 10, 98).
En d'autres termes, Trajan encourage à fermer les yeux sur eux : ils sont un hétairie inoffensive comme les bateliers de la Seine et les marchands de vin de Lyon. Mais compte tenu de ce qu’ils pratiquent « une mauvaise superstition portée à l'excès » (ainsi en juge Pline et d’autres intellectuels de son temps, comme Epictète) et continuent de refuser le culte rendu à l'Empereur (et se considèrent, par conséquent, comme des “étrangers” à la vie civile), on ne peut pas tout accepter.
S'ils sont convaincus d’être chrétiens, ils doivent être condamnés. Il énonce ainsi ce principe, quoique de manière moins abrupte : « Il est illicite d'être chrétiens ». Ont été victimes de cette période, avec certitude, Siméon, évêque de Jérusalem, crucifié à l'âge de 120 ans, et Ignace évêque d'Antioche, emmené à Rome, comme citoyen romain, et exécuté. La même politique envers les chrétiens fut utilisée par les empereurs Hadrien (117-138) et Antonin le Pieux (138-161).
Marc-Aurèle (161-180), empereur philosophe, passa 17 des 19 années de son règne à guerroyer. Dans ses Mémoires, où, chaque nuit, sous la tente militaire, il notait quelques pensées “pour lui-même”, on lit un grand mépris à l’égard du christianisme.
Pour Marc-Aurèle, ce dernier constitue une folie, parce qu’il propose aux gens ordinaires, ignorants, une manière de se comporter (fraternité universelle, pardon, sacrifice de soi pour les autres sans attente de retour) que seuls les philosophes comme lui étaient en mesure de comprendre et de vivre, non sans de longues méditations et disciplines.
Dans un rescrit de l’an 176-177, il interdit que des sectaires fanatiques mettent en péril la religion de l’Etat par l'introduction de cultes jusqu'alors inconnus. La situation des chrétiens, toujours difficile, devint plus pénible encore sous son règne.
Les florissantes communautés d’Asie mineure, fondées par l’Apôtre Paul, furent l’objet, nuit et jour, de vols et de pillages perpétrés par la populace. A Rome, le philosophe Justin et un groupe d'intellectuels chrétiens furent condamnés à mort. La florissante communauté chrétienne de Lyon fut anéantie à la suite d’accusations d'athéisme et d'immoralité.
Périrent ainsi sous des tortures raffinées la très jeune Blandine et Ponticus, âgé de quinze ans (3). Les récits qui nous sommes parvenus indiquent que l'opinion publique avait été dressée contre les chrétiens. De grandes calamités publiques [telles que les guerres et la peste] avaient suscité la conviction que les dieux étaient en colère contre Rome.
Lorsqu’il fut constaté que les chrétiens étaient absents des cérémonies expiatoires ordonnées par l'empereur, alors la fureur populaire chercha des prétextes pour se jeter sur eux. Cette situation se poursuivit dans les premières années du règne de l'Empereur Commode (161-192), fils de Marc-Aurèle.
Sous le règne de Marc-Aurèle, l'offensive des intellectuels de Rome contre les chrétiens atteignit son apogée. « Il est fréquent que l’on croie, à tort - écrit Fabio Ruggiero - que le monde antique combattit la nouvelle religion par les armes du droit et de la politique. En un mot, par les persécutions. Si cela est vrai, du moins en partie pour le premier siècle de l’ère chrétienne, ce ne l’est plus à partir de la seconde moitié du deuxième siècle.
Aussi bien le monde païen que l’Eglise ont compris, plus ou moins à la même époque, la nécessité de dialoguer sur le terrain de l’argumentation philosophique et théologique.
« La culture antique, formée depuis des siècles à toutes les subtilités de la dialectique, pouvait opposer des armes intellectuelles extrêmement raffinées à l’ensemble doctrinal chrétien et très vite l’Eglise elle-même, se rendant compte de la force qu’opposait la pensée classique à la propagation de l'Evangile, comprit la nécessité d’élaborer une pensée philosophico-théologique proprement chrétienne, mais en même temps capable de s’exprimer en un langage et selon des catégories culturelles intelligibles pour le monde gréco-romain, en lequel elle s’insérait de plus en plus ».
Les arguments de Marc-Aurèle (121-180), de Galien (129-200), de Lucien (120-180), de Peregrinus Proteus (95-165) et surtout de Celse (les trois derniers écrivirent leurs oeuvres dans la seconde moitié du deuxième siècle), peuvent se résumer ainsi :
« “Etre sauvé” de l'absence de sens de la vie, du désordre des vicissitudes, du néant de la mort, de la douleur, tout cela ne peut être obtenu que de la “sagesse philosophique” d’une élite de rares intellectuels. Le fait que les chrétiens mettent ce “salut” dans la “foi” en un homme crucifié [comme les esclaves] en Palestine [une province marginale], prétendument ressuscité, est une folie.
Le fait que les chrétiens croient au message de ce crucifié, adressé de préférence aux marginaux et aux pauvres [la “poussière humaine”] et qui prêche la fraternité universelle [dans une société bien hiérarchisée de manière pyramidale, selon un “ordre naturel”], est une autre folie aussi intolérable qu’irritante, qui subvertit tout. Il faut éliminer les chrétiens, comme des destructeurs de la civilisation humaine ».
La critique des intellectuels antichrétiens porte sur l’idée même de “révélation d’en-haut”, qui n’est pas fondée sur la “sagesse philosophique” ; sur les Ecritures chrétiennes, qui contiennent des contradictions historiques, textuelles et logiques ; sur les dogmes, “irrationnels” ; sur la question du logos de Dieu qui se fait chair [Evangile de Jean, 1, 1] et se soumet à la mort des esclaves ; sur la morale chrétienne [fidélité dans le mariage, honnêteté, respect des autres, secours mutuel], qui ne peut être pratiquée que par un petit groupe de philosophes, et certainement pas par une masse inculte.
Pour ces intellectuels, toute la doctrine chrétienne est une folie, comme est une folie la prétention à la résurrection [c'est-à-dire la victoire de la vie sur la mort], la préférence donnée par Dieu aux humbles, la fraternité universelle. Tout cela est jugé irrationnel. Le philosophe grec Celse, dans son Discours véritable (4), écrit :
« En ramassant des gens ignorants, qui appartiennent à la population la plus vile, les chrétiens méprisent les honneurs et la pourpre, et vont jusqu’à s’appeler indistinctement frères et soeurs (...). L’objet de leur vénération est un homme châtié par le dernier des supplices, et du bois funeste de la croix ils ont fait un autel, comme il convient à des dépravés et à des criminels ».
Pendant des décennies, les chrétiens sont restés silencieux. Ils se sont répandus par une force silencieuse sous les interdictions, opposant l’amour et le martyre aux accusations les plus infâmantes. C’est à partir du deuxième siècle que leurs premiers apologistes [Justin (5), Athénagore (6), Tatien le syrien (7)] commencent à nier ces accusations, sur le fondement de l’évidence des faits, et à tenter d’exprimer leur foi, née en terre sémitique et confiée à des “narrateurs”, en des termes culturellement acceptables pour un monde imprégné de philosophie gréco-romaine.
Les “briques” bien assemblées du message de Jésus-Christ commencèrent alors à être organisées en une structure architecturale susceptible d’être respectée des grecs et des romains. Tertullien (8) en Occident et Origène en Orient (au 3ème siècle) donnèrent une forme systématique et imposante à toute la “sagesse chrétienne”.
Source : José Orlandis (Histoire de l'Église, 2001).
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