Une crise très grave frappe Rome à cette époque. Les relations entre chrétiens et Empire romain s’inversent - même si tout le monde ne le perçoit pas.
Elle est ainsi décrite par l’historien romain Hérodien, qui écrit en grec :
« Si l'on repasse en pensée les jours écoulés depuis Auguste, depuis l'époque où la puissance des Romains devint l'apanage d'un seul, jusqu'à Marc-Aurèle, dans cet espace d'environ deux cents ans, on ne verra ni une aussi rapide succession d'empereurs, ni des guerres civiles et étrangères, si fécondes en événements, ni tant de nations agitées, ni tant de sièges dans l'empire même ou chez les Barbares, ni des tremblements de terre si nombreux, des pestes si affreuses, ni, en un mot, des tyrans et des princes dont la vie offre un caractère de nouveauté qu'on chercherait en vain dans toute l'histoire ancienne.
Le règne des uns fut très long, celui des autres très court ; quelques-uns même furent à peine nommés empereurs, qu'ils périrent dans leur pourpre d'un jour » (1).
L’Empire s’était progressivement étendu par la conquête de nouvelles provinces. Cette conquête continue avait permis l’exploitation de terres très vastes, toujours nouvelles [l’Egypte était le grenier de Rome, l’Espagne et la Gaule son vignoble et son oliveraie]. Rome s’était appropriée de nouvelles mines [la Dacie, en particulier, avait été conquise pour ses mines d’or].
Les guerres de conquête avaient procuré des masses immenses d’esclaves [prisonniers de guerre], une main-d’oeuvre gratuite.
Vers la moitié du 3ème siècle, on se rendit compte que la tranquillité était terminée. A l’Est, s’était constitué le puissant empire des Sassanides, qui menait de très dures attaques contre les romains. En 260, l’Empereur Valérien fut capturé, avec toute son armée de 70.000 hommes, et les provinces de l’Est furent dévastées.
La peste ravagea les survivants et se propagea épouvantablement dans tout l’Empire. Au Nord, un autre conglomérat de peuples forts s’était formé : les Goths. Ils submergèrent la Mésie et la Dacie. L’Empereur Dèce (249-251) et son armée furent massacrés en 251. Les Goths poursuivirent leurs dévastations du Nord jusqu’à Sparte, Athènes, Ravenne.
L’amoncellement de ruines qu’ils laissaient derrière eux était terrible. La majeure partie des personnes cultivées perdirent la vie ou furent réduites en esclavage, et ne purent être substituées. La vie régressa vers un état primitif, sauvage. L’agriculture et le commerce furent anéantis. En ce temps de graves incertitudes, les sécurités garanties par l’Etat ne furent plus assurées.
Désormais, ce furent les “gentils” [c’est-à-dire les païens] qui devinrent “irrationnels”, se confiant non plus en l’ordre impérial mais en la protection de divinités plus mystérieuses et plus rares. Sur le Quirinal, un temple fut élevé à la déesse égyptienne Isis, l’Empereur Héliogabale (218-222) imposa l’adoration du dieu Soleil, le peuple recourut à des rites magiques pour éloigner la peste. Il y eut également, en ce troisième siècle, des années de terribles persécutions contre les chrétiens.
Non pas, cette fois, au motif de leur “irrationalité” prétendue [au milieu d’une mer de gens qui se livraient à des rites magiques, le christianisme était le seul système rationnel], mais au nom d’une sorte de pureté ethnique renaissante. De nombreux empereurs, même s’ils étaient barbares de naissance, voyaient dans le retour à l’unité centralisée l’unique voie de salut.
Ils décrétèrent dès lors l’extinction des chrétiens, toujours plus nombreux, pour arracher de l’entité romaine ce “corps étranger” qui apparaissait toujours davantage comme une entité nouvelle, prête à se substituer à celle déclinante de l’Empire, fondée sur les armes, la rapine et la violence.
Avec Septime Sévère (193-211), le fondateur de la dynastie syrienne, sembla naître pour le christianisme une période de développement sans obstacle. Des chrétiens exerçaient à la cour des charges influentes. Ce n’est qu’au cours de la dixième année de son règne (202) que l'empereur changea radicalement d’attitude.
Septime Sévère
Par un édit de cette année-là, il punit de sanctions sévères quiconque se convertissait au judaïsme ou au christianisme. Un tel changement, aussi soudain, ne s’explique que parce que l’empereur s’est alors rendu compte de ce que les chrétiens s’unissaient toujours plus étroitement en une société religieuse universelle et organisée, dotée d’une forte capacité d’opposition.
Politiquement, cette circonstance les rendait suspects. Cette mesure frappa surtout la célèbre école d'Alexandrie et les communautés chrétiennes d’Afrique.
Maximin le Thrace (235-238) réagit sauvagement et violemment contre ceux qui avaient été les amis de son prédécesseur, Alexandre Sévère, lequel avait été tolérant à l’égard des chrétiens.
La chrétienté de Rome fut dévastée, les chrétiens déportés vers les mines de sel de Sardaigne, y compris deux de ses chefs, l’évêque Poncianus et le prêtre Hippolyte.
L’attitude du peuple à l’égard des chrétiens n’avait cependant pas changé, ainsi que le manifeste la véritable chasse aux chrétiens qui se déchaîna en Cappadoce, lorsqu’on crut voir en eux la cause d’un tremblement de terre.
La révolte populaire manifeste à quel point les chrétiens étaient encore considérés comme « étrangers et malfaisants » par les gens (Cf. K. Baus, Le Origini, pp. 282-287).
Sous l'Empereur Dèce (249-251) fut déclenchée la première persécution systématique contre l'Eglise, avec l'intention arrêtée de la déraciner définitivement. Dèce [qui succéda à Philippe l'Arabe, très favorable aux chrétiens, même s’il ne l’était pas lui-même] était un sénateur originaire de Pannonie, très attaché aux traditions romaines. Profondément sensible à la désintégration politique et économique de l'Empire, il crut pouvoir restaurer son unité en rassemblant toutes les énergies autour des dieux protecteurs de l'Etat.
Tous les habitants furent mis en demeure de sacrifier aux dieux, et reçurent ensuite un certificat attestant qu’ils l’avaient fait. Les communautés chrétiennes furent surprises par la tempête qui s’abattit sur eux. Ceux qui refusèrent l'acte de soumission furent arrêtés, torturés, exécutés. Ainsi, à Rome, de Fabien, Pape (236-250), et de nombreux prêtres et laïcs. A Alexandrie, la persécution fut accompagnée de pillages. En Asie, les martyrs furent nombreux, dont les évêques de Pergame, d’Antioche et de Jérusalem. Le grand savant Origène fut soumis à des tortures inhumaines. Il survécut pourtant quatre ans (réduit à l’état de loque humaine) à ses supplices.
Tous les chrétiens, cependant, n’acceptèrent pas de subir la torture. Beaucoup se résignèrent à sacrifier. D’autres, contre de l’argent, obtinrent en cachette les fameux certificats. Ce fut en particulier le cas, d’après la Lettre 67 de saint Cyprien, d’au moins deux évêques espagnols. La persécution, qui paraissait avoir blessé à mort l’Eglise, pris fin avec la mort de Dèce, tué au combat face aux Goths, dans la plaine de Dobrudja, en Roumanie (2).
Les sept années qui suivirent (250-257) furent une période tranquille pour l’Eglise, seulement troublée, à Rome, par une brève vague de persécution lorsque l’Empereur Trebonianus Gallus (251-253) fit arrêter le chef de la communauté, le Pape Corneille, pour l’exiler à Centum Cellae (Civitavecchia). La conduite de Gallus s’explique probablement par sa complaisance à l’égard des caprices du peuple, qui imputait aux chrétiens la responsabilité de la peste qui ravageait alors l’Empire. Le christianisme ne cessait pas d’être regardé comme une « superstition » étrangère et maléfique (Cf. K. Baus, Le origini, p. 292).
La quatrième année du règne de Valérien (257) se produisit une persécution contre les chrétiens aussi dure et cruelle qu’imprévue. Il ne s’agissait cependant pas de religion, mais d’argent. Le conseiller impérial, Marcus Fulvius Macrianus, dit Macrien [l’un des 30 usurpateurs qui prirent la pourpre sous l’Empereur Gallien], poussa Valérien à remédier à la situation précaire de l’Empire par la saisie des biens des chrétiens.
saint Cyprien : south wall, Sant'Apollinare Nuovo, Ravenna
Il y eut alors d’illustres martyrs, tels que l’évêque saint Cyprien, le Pape Sixte II, le diacre Laurent. Il ne s’agissait en réalité, sous couvert de motifs idéologiques, que d’un vol, lequel prit fin avec la mort tragique de Valérien. En 259, il fut fait prisonnier par les Perses avec toute son armée et réduit en esclavage, jusqu’à sa mort (3).
Les quarante années de paix qui suivirent favorisèrent le développement interne et externe de l’Eglise. Bien des chrétiens accédèrent aux charges les plus élevées de l’Etat, dont ils se montrèrent les serviteurs compétents et honnêtes.
En 271, l’Empereur Aurélien ordonna à ses soldats et aux citoyens romains d’abandonner aux Goths la vaste province de Dacie et ses mines d’or : la défense de ces terres avait déjà coûté trop de sang.
Comme il n’y avait plus de provinces à conquérir et à exploiter, toute l’attention se tourna vers le citoyen individuel. S’abattirent sur lui impôts, obligations, prestations de toutes sortes [entretien des aqueducs, des canaux, des égoûts, des chemins, des édifices publics, etc.] de plus en plus lourdes. En rigueur de termes, chacun ne savait plus s’il travaillait pour survivre ou pour payer des impôts.
En 284, après une brillante carrière militaire, Dioclétien, d’origine dalmate, fut acclamé Empereur. A cause du désastre des provinces, les impôts furent désormais dus à la fois “per capita” (par chaque citoyen) et par “jugum”, c’est-une selon une unité agraire qui variait selon la nature du sol et de la culture. La collecte de l’impôt fut confiée à une énorme bureaucratie, très coûteuse pour l’Etat. Rien ne lui échappait.
Elle rendait impossible toute soustraction fiscale, punissant de châtiments inhumains tous ceux qui s’y essayaient. Les impôts étaient si lourds qu’ils ôtaient toute envie de travailler. Le remède apporté fut dès lors seulement d’interdire l’abandon du poste de travail, du lopin de terre cultivé, de l’atelier, de l’uniforme militaire.
« Commença ainsi - écrit F. Oertel, professeur d’histoire ancienne à l’Université de Bonn - la féroce tentative de l’Etat de pressurer la population jusqu’à la dernière goutte (...). Sous Dioclétien fut réalisé un socialisme intégral d’Etat : terrorisme des fonctionnaires, très forte limitation de l’action individuelle, immixtion étatique progressive, fiscalité pesante ».
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(1) Ndt : Hérodien, Histoire romaine, L. 1, § 2.
(2) Cf. Michel Clévenot, Les chrétiens et le pouvoir, Paris 1981, Ed. F. Nathan.
(3) Ndt : Voici le récit que fait Lactance de ces circonstances : « L'empereur Valérien fut possédé d'une semblable manie [la persécution des chrétiens], et son règne, quoique de peu de durée, coûta beaucoup de sang aux fidèles. Mais Dieu lui fit sentir un châtiment tout nouveau, pour servir de témoignage à la postérité, qu'enfin les méchants reçoivent la peine due à leurs crimes. Ce prince fut pris par les Perses, et non seulement il perdit l'Empire, dont il avait insolemment abusé, mais encore la liberté qu'il avait ôtée aux sujets de l'Empire. Il passa même le reste de sa vie dans une honteuse servitude. Car toutes les fois que Sapor, roi de Perse, voulait monter à cheval ou dans son chariot, il commandait à ce misérable de se courber et mettait le pied sur son dos. Il lui reprochait avec une raillerie amère que son esclavage était une vérité, au lieu que les triomphes que l'on faisait peindre à Rome n'étaient que des fables. Ce prince captif vécut encore quelque temps, afin que le nom romain fût plus longtemps le jouet de ces barbares. Le comble de ses maux fut d'avoir un fils empereur, et de n'avoir point de vengeur; car personne ne se mit en devoir de le délivrer. Au reste, après qu'il eut perdu la vie au milieu de tant d'indignités, ces barbares lui ôtèrent la peau, qu'ils peignirent de rouge, et la suspendirent dans un temple comme un monument de leur victoire, et pour enseigner aux Romains à ne pas prendre trop de confiance en leurs forces. Dieu s'étant vengé si sévèrement de ses sacrilèges ennemis, n'est-ce pas une chose étonnante que quelqu'un ait eu encore l'audace d'insulter à la majesté de ce maître de l'univers ? » (De la mort des persécuteurs, 5).